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Dans les terres inconnues de l’abstrait

L’automne a bien commencé. Le gibier à plumes et à poils a été exact au rendez-vous du fruit de mer à coquille. En retard d’une saison l’été s’est laissé conter fleurette par ce beau ténébreux de septembre. Et voici qu’on a, pour célébrer la rentrée, la révélation d’un peintre abstrait de talent jusqu’alors totalement inconnu de la critique, du public, des marchands et des autres peintres. Pourtant, l’incroyable s’explique : depuis vingt-deux ans qu’il se livre corps et âme, à son art, Jean-François Suys serres ses toiles, sitôt sèches, en un lien aussi inviolable que le mystérieux cabinet de Barbe-Bleue. Ce qui n’arrange rien : il snobe les expositions de ses homologues, même illustres, aussi spontanément qu’il se tient à l’écart de tout ce qui concerne et compose la vie artistique. En fait, il ne se reconnait qu’un guide : son père trop tôt disparu.

Un voyage surréaliste

S’étonnera-t-on, dès lors, qu’il n’ait jamais pointé le bout de son nez dans quelque académie que ce soit ou suivi, fût-ce par correspondance, l’un ou l’autre cours assimilé? Providentiel, sans le savoir, son grand-père paternel lui ayant offert un étui de couleurs à l’huile, il exécute, à treize ans, un nu féminin de correcte facture puis l’auto-portrait de ses mains – le tableau orne, depuis dix-huit ans, le mur d’un restaurant cannois – les deux seules œuvres figuratives d’un carrière qui ne va ressembler à aucune autre.

En exceptant ses proches les plus intimes, nul n’a en effet connaissance que l’industriel prospère de Drogenbos, spécialisé en matière de contrôles d’accès, présente un cas passionnant de dédoublement de la personnalité. En caricaturant, Bernard Tapie métamorphosé, sous les étoiles, en Jackson Pollock.

C’est, en effet, à l’angélus du soir que lui vient l’irrésistible impulsion d’enfanter d’une toile, sans que, pour autant, l’inspiration ne l’enflamme et l’imagination ne le stimule. Après coup, il sera satisfait, non expressément de ce qu’il a fait mais proprement de l’avoir fait.

« Dans mon inconscient » consent-il à avouer, « il y a une commode à l’infinité de tiroirs. J’en ouvre un : l’œuvre à faire est là, qui m’attend. Suffit de lui donner le jour ».

Dans l’impénétrable huis clos de l’atelier, ce marginal de trente-cinq ans, d’une espèce extrême, mais d’une marginalité délibérée et bien vécue, tire parti de ses pulsions inventives en s’offrant, d’entrée de jeu, un foisonnement inouï de tons ; l’opération lui est permise dans la mesure où il perfectionne, en personne, ses couleurs, en dispersant les pigments de son choix dans des latex acryliques de brico-center. Une fois la fantasmagorique palette arrachée au néant, reste à tirer l’œuvre de l’inconnu. La laborieuse magie opère au finish en lui prenant une nuit entière, dans le climat claustral d’élaboration paroxystique qu’on peut imaginer. A l’angélus de l’aube, la toile est accomplie.

Comme en témoignent les cimaises du Brussels Hilton, elle et ses sœurs nées dans les mêmes conditions d’une soumission passionnelle à une occulte vocation, irradient la joie et le pouvoir de communiquer l’inexprimable dans un langage informel. La luminosité de ce qui constitue, d’évidence, autant d’objets d’extraversion, au lieu des sujets d’introversion habituels, apparait finalement comme la permanence radicale d’une œuvre dont la constance est d’autant plus impressionnante qu’elle obéit depuis le début, à un phénomène d’alternance paradoxal. Généralement étendues sur deux ou trois années, les périodes de manifestation picturale sont coupées d’intervalles sabbatiques d’une pareille durée, sans qu’il s’agisse le moins du monde, d’entractes de doute, de stérilité ou d’interrogation. Vingt-deux années durant, Jean-François Suys a vécu, à l’insu de tous, en étant peintre dans l’âme et dans ses moelles.

A quinze ans, il aimait décorer des soldats de plomb. Chez l’artisan qui l’approvisionne en figurines vierges, il se lie de sympathie avec le propriétaire quadragénaire d’une galerie réputée.

Ce seront les premiers pas d’une amitié qui, d’en être occasionnelle, n’en sera pas moins fidèle et chaleureuse. C’est l’an dernier seulement, que Monsieur Hutse, dix-neuf ans après leur rencontre, découvrira la nature des dons du gamin, de l’adolescent, de l’étudiant puis du jeune manager dont il a apprécié la compagnie au fil du temps (il l’exposera dans un mois, c’est décidé). Le passage brutal au grand jour aveuglant et collectif est ainsi parti d’une affectueuse confidence. La fin du fantastique incognito aussi.

par André KAISER dans PARIS MATCH